Chevalier Philippe SAMYN La géométrie
Date : 24.02.2010 — Audio 117 min.
En moins d’un siècle le béton a envahi la planète, participant à la réduction de la biodiversité. Dans le même temps, les savoirs et savoir-faire des nombreuses cultures traditionnelles, inexploitables, voire incompréhensibles par les modèles intellectuels dominants développés et enseignés jusqu’à présent en Occident, ont été largement abîmés.
La jouissance des ressources naturelles et la richesse se sont concentrées, pendant la même période, dans les régions hautement industrialisées, générant un état de misère dans le reste de la planète.
Mais le monde change, et de façon parfois imprévue. Ainsi, le réseau Internet est une manifestation de l'extrême sophistication technologique des pays les plus développés. Mais certains de ses effets sont surprenants: non seulement il permet à tous d’acquérir démocratiquement le savoir dans tous les domaines de la pensée humaine, mais il augmente aussi la capacité des plus démunis à prendre conscience de leur état.
Il devient de plus en plus évident que les ressources doivent nécessairement être redistribuées avec équité, si l’on veut contenir l’escalade planétaire de la violence.
Si cela se passe ainsi, chacun disposera donc de moins en moins de matière et de plus en plus de compétences intellectuelles. Le bâti dense, amorphe, où la jouissance des cinq sens est atrophiée, qui a remplacé l’écosystème naturel dans des villes tentaculaires, deviendra toujours plus difficile à supporter pour ses habitants.
Il est devenu urgent de renouer avec des principes de construction que l'on peut qualifier d'"intelligents", dans le bon sens du terme. Il ne s'agit pas ici de truffer les bâtiments de gadgets électroniques, mais bien de raisonner leur conception pour qu'ils soient démontables et économes en matériaux, qu'ils dialoguent avec le génie du lieu et qu'ils favorisent chez chaque utilisateur la pleine jouissance de ses sens.
Les outils et repères théoriques existent, il s’agit de s’en rappeler: outils d’architecture, qu’il s’agisse, entre autres, de "A Pattern Language" de Christopher Alexander et al. pour les principes de base, ou de "Le Nombre plastique" de Dom van der Laan pour ce qui concerne les dimensions et les proportions, outils de physique du bâtiment balisés par les unités physiques de base : mètre, kilogramme, Newton, Pascal, degré Celsius, Watt, Lumen, décibel, etc., outils découlant des progrès scientifiques tant en sciences humaines et naturelles qu'en sciences dites "exactes", en particulier aujourd'hui de l’exploration des choses nanométriques qui permet, entre autres, d’affiner les modèles théoriques pour l’analyse de productions ou d’attitudes humaines incompréhensibles jusqu’ici.
Mais un nouveau danger nous guette au cœur même de ce mouvement. La prise de conscience, maintenant généralisée, de la nécessité d’un nouvel ordre écologique pour la survie de l’humanité risque, si l’on n’y prend garde, de favoriser des systèmes politiques éco-tyranniques basés sur les seules sciences exactes et la technologie qui en découle. Le secteur de la construction y est particulièrement vulnérable à en juger par la prolifération de réglementations et de référentiels dits de "développement durable", réfléchis presque exclusivement par des ingénieurs, certes de bonne volonté, mais ignorant souvent la primauté des sciences humaines et l’importance des sciences naturelles. Appliqués sans discernement, ces outils trop techniques, développés pour tenter de concilier l’environnement et la subsistance d’une industrie lourde désuète, brouillent la pensée et mettent à mal l’art de construire.
Le "nouvel" art de construire s'y prend d'une toute autre façon: il commence simplement par jouer avec la trajectoire du soleil, il finit par réfléchir à la manière d'assembler des petits composants en forme de patchwork, pour rendre indépendante la durée de vie des uns et des autres et permettre leur remplacement au fil du temps et des besoins, au profit de la pérennité de l’ensemble.