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Henri DURANTON Un regard indiscret derrière la façade de la France des Lumières

Date : 22.10.2014 — Vidéo 71 min. — Audio 74 min.

La France des Lumières, dans l’opinion commune, c’est d’abord une monarchie absolue aux fastes fixés depuis Louis XIV, dont la Gazette de France, organe officiel, ne se lasse pas de décrire le déroulement, au gré d’une étiquette immuable. C’est aussi une élite intellectuelle et artistique prestigieuse que l’Europe entière admire et copie. C’est enfin une France très chrétienne, très pratiquante, fortement hiérarchisée, avec à sa tête un épiscopat sourcilleux gardien de l’orthodoxie, combattant sans relâche un jansénisme qui n’a plus l’attrait du siècle précédent.

Rien de tout cela n’est faux et en même temps fait écran à une autre réalité, bien différente.

Car la France du XVIIIᵉ siècle, c’est également le lieu d’une incessante guerre politique, où tous les coups sont permis ; les intrigues s’entrecroisent entre ministres et maîtresses autour d’un roi indolent. Derrière l’immuable cérémonial, des courtisans ambitieux ou qui s’ennuient passent leur temps en commérage et calomnie, l’anonymat autorisant les pires excès langagiers, où le pornographique s’invite à l’occasion.
Quant aux gens de lettres, qui ont si volontiers le mot de tolérance à la bouche, à l’instar de leur maître Voltaire, ils ne cessent de se chamailler, voire de s’invectiver, se traînant allègrement dans la boue.
Enfin il y a beau temps que l’époque des Pascal et des Arnauld est révolue ; le débat théologique, incarné par les Provinciales a fait place à des campagnes de presse, menées pour l’essentiel par la secte janséniste, contre la fameuse Bulle Unigenitus et contre la Compagnie de Jésus. Dans cette lutte à mort, on ne lésine pas sur les moyens. Les jésuites y sont à longueur de textes traités de sodomites, d’assassins des rois, ou pour le moins de prétendre à un despotisme universel.

Un flot incessant de poèmes satiriques, en général courts et toujours anonymes, qu’une police dépassée tente en vain d’endiguer et de réprimer, propose ainsi un regard cru sur les coulisses d’un grand siècle.
Cette source est bien entendu déjà connue et exploitée, mais sans qu’on ait jusqu’à ce jour été en état de prendre pleine conscience de l’importance du phénomène. A cela une évidente raison : ces textes se trouvent partout et nulle part. Transmis de la main à la main, s’apprenant par cœur, souvent chantés, ils ont une existence précaire, ne survivant guère à l’actualité qui leur a donné naissance, à moins qu’ils ne soit recueillis dans une lettre dont on régale un correspondant de province, ou qu’un mémorialiste les recopie, ou enfin qu’ils ne soient soigneusement collectés dans des chansonniers manuscrits par de discrets amateurs.

Le Chansonnier historique du XVIIIᵉ siècle d’Emile Raunié, seule publication sérieuse à rendre compte de ce genre de littérature, avait recueilli en dix volumes, vers 1880, environ 1600 textes. Nous en sommes à 5600, dont plus de la moitié complètement inconnus. Il ne s’y compte certes pas que des chefs-d’œuvre ; certains sont même d’une maladresse insigne, voire d’une rare obscénité ; d’autres en revanche sont fort bien troussés ou d’une grande drôlerie. Quoi qu’il en soit, cet ensemble massif constitue à l’évidence un document historique de premier ordre, disons même une révélation, qu’une censure sourcilleuse s’était employée, sans lésiner sur les moyens répressifs, à masquer aux yeux des contemporains puis de la postérité.

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